La croissance d’un organe ou d’un tissu est repérée par une ou plusieurs grandeurs macroscopiques (longueur, volume, masse) dont on suit l’évolution au cours du temps. Elle est le résultat de phénomènes extrêmement complexes et coordonnés qui ont lieu concomitamment ou successivement à l’échelle cellulaire : divisions cellulaires (activité des méristèmes), grandissement, différenciation et maturation des cellules formées. Tous ces mécanismes sont très consommateurs d’énergie de sorte que le carbone qui entre dans les organes en croissance ne se retrouve pas intégralement dans les nouveaux tissus puisqu’une partie sert de substrat à la respiration de croissance. Ils peuvent par ailleurs être diversement altérés par des périodes de stress et présentent des sensibilités différentes aux facteurs environnementaux et trophiques.
Dans le cadre de ce chapitre sur les flux couplés d’eau et de carbone dans la plante, la croissance d’un organe correspond à l’incorporation de nouveau carbone structural (cellulose, protéines,…) et à une augmentation du volume de l’organe. Elle suppose notamment l’entrée d’eau symplasmique chargée en saccharose et le stockage d’une partie de cette eau. Notre but est ici de montrer comment cette approche du fonctionnement couplé eau-carbone peut être mise à profit pour étudier l’effet de facteurs limitants. Nous nous placerons dans le cas théorique le plus simple possible, d’un organe en phase de croissance potentielle stationnaire, c’est à dire dont la vitesse d’accroissement volumique en l’absence de facteur limitant est constante. Concrètement, cela correspond assez bien à la croissance diamétrale de tiges présentant une activité méristématique continue constante, de sorte que potentiellement, le diamètre varie linéairement en fonction du temps. Dans ce cadre, nous effectuerons deux expériences virtuelles qui permettent de « manipuler » de façon indépendante le statut carboné et l’état hydrique de tiges en croissance :
a) une double décortication annulaire (figure 14) interrompt les flux de sucre entre les tronçons supérieur et inférieur d’une tige sans altérer le flux de sève brute. Elle est réalisée par l’interposition de deux éléments purement résistifs dont la résistance xylémienne est nulle et la résistance des tubes criblés est très élevée.
b) des durées jour/nuit prolongées à l’extrême permettent de modifier de façon importante le niveau des réserves carbonées dans la plante
Des explications plus détaillées sont fournies au § V.2. Afin de caler les principaux paramètres du modèle, nous avons suivi les variations de diamètre de tiges de jeunes noyers cultivés en pots, que nous avons rentrés dans des chambres de culture afin de les soumettre à ces mêmes conditions expérimentales. Quelques résultats expérimentaux seront présentés ici.
Nous présenterons successivement le fonctionnement hydrique puis le fonctionnement carboné, étant entendu que le modèle global devra résoudre simultanément l’ensemble des équations qui ont trait à l’un et à l’autre.
L’eau d’un tronçon élémentaire circule dans un réseau qui comprend cinq branches résistives (cf. figure 9). Les flux correspondants sont exprimés ci-dessous :
1- flux axial xylémien (compté positivement vers le haut) :
(équat. 10)
2- flux transversal apoplasmique (positif dans le sens phloème > xylème)
(équat. 11)
3- flux axial phloémien (compté positivement vers le bas) :
(équat. 12)
4- flux transversal symplasmique (positif dans le sens phloème > xylème)
(équat. 13)
5- flux transmembranaire (positif dans le sens symplasme > apoplasme), non représenté sur la figure 9.
(équat. 14)
Lorsque le volume V est supposé constant, le flux transversal est conservatif, soit :
(équat. 15)
Contenu en eau
Par hypothèse et souci de simplification, le contenu en eau apoplasmique est supposé constant et il n’intervient pas dans le modèle. Seul peut varier le volume d’eau symplasmique V localisé dans les vacuoles et cytoplasmes, volume que l’on distribuera entre tissu parenchymateux et tubes criblés.
Effet réservoir ou capacitif
Il est nécessaire de considérer ces réservoirs pour décrire le dessèchement de différents organes d'une même plante en cours de journée ou lors d’une période de contrainte hydrique et le déphasage qui en résulte entre transpiration et absorption racinaire. A cet effet, chaque tronçon élémentaire est doté d’une fonction V=f(P) déduite des courbes (P,V) (pression/volume, cf. chapitre II.1) établies expérimentalement et reliant teneur en eau et potentiel hydrique (cf. chapitre I.2). De façon analogue à la capacitance des condensateurs en électricité on peut définir la capacitance hydraulique C(P) d’un réservoir qui est généralement fonction de la pression de turgescence :
(équat. 16)
et l’on pourra écrire :
(équat. 17)
Remarquons que la variable de contrôle choisie ici est la pression de turgescence P (celle du parenchyme Ppar en l’occurrence) de préférence au potentiel Y. L’hypothèse retenue est que les variations de teneur en eau concernent essentiellement les tissus élastiques, donc les parenchymes. Le xylème est exclu (tissu rigide) et les tubes criblés, bien qu’élastiques, ne sont pas individualisés de ce point de vue car ils représentent un volume négligeable.
Condition de conservation de la quantité d'eau
On exprime en tout nœud du réseau que la somme algébrique des flux volumiques d’eau apoplasmique et symplasmique est égale à la variation du volume d’eau de l’organe :
(équat. 18)
Nous ne détaillerons pas davantage cette condition.
En tout nœud du réseau la condition d’équilibre hydrique entre apoplasme et symplasme s’écrit :
(équat. 19)
où P désigne la pression osmotique dans le symplasme (vacuole). Rappelons que la pression osmotique (cf. chapitre I.2) est un nombre positif que nous calculerons ici en fonction de la concentration locale de sucres selon une expression simplifiée de la loi de van’t Hoff pour les solutions idéales :
(Pa) (équat. 20)
R : constante des gaz parfaits (8,314 J mol-1 K-1)
T : température absolue (K)
C=CSol/V : concentration molaire locale en saccharose (mol l-1) qui résulte du fonctionnement carboné des organes (cf. infra). Les équations (19) et (20) traduisent le premier aspect du couplage entre fonctionnements hydrique et carboné de la plante évoqué plus haut.
Dans cette représentation très simplifiée (figure 11) du fonctionnement carboné de la plante, trois catégories seulement de carbone sont identifiées : carbone structural, carbone de réserve et carbone soluble, ce dernier étant supposé exclusivement présent sous forme de saccharose. Le fonctionnement de la plante implique le passage d’une forme à l’autre selon différents mécanismes que nous allons décrire : photosynthèse, croissance, mise en réserve, hydrolyse des réserves, respiration,… Par convention les quantités de carbone sont exprimées en équivalents saccharose, c’est à dire par groupes de 12 atomes de carbone.
Flux de carbone soluble
Par hypothèse, le carbone soluble n’est donc présent que dans le symplasme sous forme de saccharose. Un flux de carbone soluble JS est donc nécessairement associé à un flux d’eau symplasmique JW et l’on écrit :
(mol Sacch. s-1) (équat. 21)
où CSol est la concentration molaire de saccharose dans le compartiment amont.
Les flux d’eau concernés sont d’une part le flux axial dans les tubes criblés et le flux transversal (ou latéral). Afin de pouvoir utiliser cette équation, les concentrations molaires de saccharose doivent être évaluées à partir du bilan de carbone des tubes criblés () et du parenchyme ().
Stockage et remobilisation des réserves carbonées
La synthèse et l’hydrolyse de l’amidon sont en équilibre dynamique et interviennent dans la régulation de la concentration en saccharose, donc de la pression osmotique dans bon nombre d’organes. Dans les feuilles, ces mécanismes influent sur le chargement du phloème qui permet l’exportation du saccharose. On peut envisager de nombreuses façons de décrire et modéliser ces phénomènes. Nous considérerons ici à titre d’exemple que la synthèse d’amidon est un processus michaélien[2] fonction de la concentration en sucres, alors que l’hydrolyse est proportionnelle à la quantité d’amidon (Starch) présente dans le tissu. La vitesse de variation du stock d’amidon dans un tronçon élémentaire peut alors s’écrire :
(mol s-1) (équat. 22)
avec :
V : volume symplasmique (l)
Vmax : vitesse initiale maximale de la synthèse d’amidon (mol l-1 s-1)
KM : coefficient du processus michaélien (mol l-1)
khyd : coefficient de l’hydrolyse (s-1)
Croissance
La croissance d’un organe correspond simultanément à l’incorporation de nouveau carbone structural (cellulose, protéines, etc.) et à un accroissement de volume. Elle suppose notamment l’entrée dans l’organe d’eau symplasmique chargée en saccharose et le stockage d’une partie de cette eau.
Il existe de très nombreuses lois de croissance susceptibles d’être utilisées en modélisation. Notre but étant ici de montrer comment un modèle de fonctionnement couplé eau-carbone peut être mis à profit pour étudier l’effet de différents facteurs limitants sur la croissance, nous avons choisi la loi la plus simple possible : une croissance potentielle stationnaire. La vitesse d’accroissement volumique du tissu en l’absence de facteur limitant est constante :
(équat. 23)
C’est le cas approximativement de la croissance diamétrale de tiges présentant une activité méristématique continue constante, de sorte que potentiellement le diamètre varie linéairement en fonction du temps. Dans ce cadre, nous étudierons l’effet de deux facteurs limitants - l’approvisionnement en carbone et la disponibilité en eau - à travers deux expériences virtuelles.
Effet des facteurs limitants eau et sucres sur la croissance
Nous considérons donc le cas d’un organe en croissance stationnaire indéfinie. Il n’en reste pas moins que les cellules ont une croissance définie et limitée qui s’arrête lorsqu’elles atteignent leur taille maximale. La croissance se poursuit néanmoins au niveau de l’organe parce que de nouvelles cellules se forment en permanence du fait de l’activité des méristèmes. Nous supposons ici que seul le grandissement cellulaire est affecté par les facteurs limitants considérés, donc que l’activité des méristèmes reste inchangée. D’autres hypothèses auraient pu être faites.
D’un point de vue physique le grandissement cellulaire suppose l’entrée d’eau dans des cellules dont les parois sont rendues suffisamment plastiques par l’incorporation de nouvelles microfibres cellulosiques synthétisées dans le cytoplasme. Nous partirons des expériences et de l’analyse de Lockhart (1965) d’où il ressort que la croissance volumique d’une cellule (d’un organe) est une fonction linéaire à seuil de la pression de turgescence :
si P < Pseuil (équat. 24)
si P > Pseuil (équat. 25)
Le facteur m (extensivité, en l s-1 Pa-1) traduit la plasticité de la paroi cellulaire. L’effet du stress hydrique sera simulé par son action sur la pression de turgescence et éventuellement sur le coefficient m.
L’état trophique des tissus (contenu en sucre) peut être rapidement altéré si on limite la photosynthèse en jouant sur la quantité de lumière reçue par la plante à travers la photopériode par exemple. Une limitation de l’approvisionnement en carbone obtenue de cette façon peut entrainer une réduction de la concentration en sucres solubles dans les tissus d’où une baisse de la pression de turgescence P et de la vitesse de croissance. Ce mode opératoire présente l’intérêt de diminuer le niveau trophique, sans grande altération du potentiel hydrique Y de la plante.
Respiration
La respiration « obscure » (cycle de Krebs) produit l’énergie et le pouvoir réducteur (ATP et NADPH) qui permettent le fonctionnement de la plante. Elle a son siège dans les mitochondries. Tous les organes respirent, y compris les feuilles lorsqu’elles sont à l’obscurité. A la suite de Thornley (1970), nous distinguerons deux types de respiration :
1- la respiration d’entretien ou de maintenance RM qui correspond au métabolisme de base d’un organe dépourvu de croissance. Elle correspond majoritairement aux fonctions de recyclage des protéines, ou d’entretien des gradients ioniques. L’entretien des réserves (amidon) ainsi que la transformation réversible du carbone de réserve en sucre soluble ne nécessitant qu’une quantité d’énergie négligeable, la respiration d’entretien est principalement corrélée au carbone structural présent dans les tissus :
(mmol s-1) (équat. 26)
= coefficient de proportionnalité (s-1)
2- La respiration de croissance qui fournit le surcroit d’énergie nécessité par la croissance des organes lors de l’incorporation de nouveau carbone structural. On écrira :
(mmol s-1) (équat. 27)
YG = efficience de croissance
L’efficience de croissance définie par Thornley (1970) représente le rendement de la croissance c’est à dire le rapport entre le carbone structural nouvellement incorporé et la quantité totale de carbone mobilisée (carbone structural + respiration de croissance). C’est un nombre sans dimension qui vaut ; on l’estime souvent à environ 75% ce qui signifie que pour un gain en carbone structural de 75 la perte due à la respiration de croissance est de 25.
Equation de conservation
Prenant en compte toutes ces composantes du bilan de carbone d’un organe, la variation de teneur en saccharose du tissu s’écrit finalement :
(mmol s-1) (équat. 28)